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JEAN-CLAUDE MEYNARD, LA VIE EN JEU.


Il s’en faut de peu pour que cette réalité à laquelle nous nous efforçons de tenir bon vacille.
Nous avons appris au cours de ce siècle à accepter qu’elle est moins simple qu’il n’y paraît:
derrière l’apparence solide que lui donnent les images de la représentation officielle
(la prétendue objectivité journalistique qui n’est, le plus souvent, que le masque de l’aveuglement)
la réalité, à l’image de telle jeune fille rencontrée dans un parc, n’est pas celle que vous croyez.
Dans le film d’Antonioni Blow-up un cliché révèle à l’attention pointilleuse que le paysage
bucolique avait son mystère, l’inopportune présence - mais cachée d’un personnage qui
n’est peut-être que l’agent du destin. C’est par de tels fragiles indices que nous pouvons être
entraînés à aller voir ce qui se passe derrière l’écran sur lequel se projettent les images de la
prétendue réalité. Alice fut bien introduite au Pays des Merveilles par un lapin soucieux d’un
implacable horaire. Dans un autre film d’Antonioni, c’est un journaliste - donc l’homme sensé
porter un regard froid sur les événements du monde qui change de rôle et traverse le miroir.

 
Tous les rites d’initiation le montrent - et la
psychanalyse le confirme: il faut se perdre
pour se trouver. Nous vivons notre fausse
personnalité dans une fausse réalité et nous
ne pouvons trouver notre identité vraie dans
une réalité vraie qu’au-delà d’une expérience
dramatique de la lucidité: la traversée
des apparences. C’est à ce compte d’un
vertige dans lequel nous risquons aussi bien
de nous perdre que nous avons peut-être
quelque chance d’avoir pied dans le monde.
 
 
La peinture de Meynard à mes
yeux développe les figures de
quelques rites de passage et
sa force est de ne pas en donner
des images métaphoriques:
ses figures appartiennent à notre
monde et à nos moeurs. Le
peintre appartient au siècle du
flipper (et l’on sait que dans le
nouvel argot des jeunes le nom
américain du billard électrique
a engendré le verbe flipper, qui
veut dire dériver, qui désigne
une prise d’écart à l’égard de
la réalité matérielle et sociale).
Le plus étonnant des gadgets
de la société de consommation
appartient d’ores et déjà à une
riche mythologie dont le célèbre
fabricant Gottlieb (c’est-à-dire
Amour de Dieu) a été le grand
prêtre par qui le rite s’est
universellement répandu.
 

Dans une toile de sa dernière série consacrée au jeu et au pari, Meynard a représenté un
homme jouant au flipper. Le cadrage en plongée rapprochée nous donne de cette scène
une image inattendue car pour la voir ainsi, au bar-tabac du coin, il nous faudrait au moins
monter sur une table. L’effet hyperréaliste de la minutieuse précision du dessin est ainsi
troublé par l’angle inhabituel de la vision. Encore plus, cet effet est dévoyé par l’ambiance
lumineuse (et le flipper est un jeu de lumières, un satanique jeu de lumières puisque l’ange
qui déroba la lumière à Dieu n’est pas moins que Lucifer) qui fait glisser des bleus nuit en
verts d’eau glauque et en mauves d’irréels crépuscules.

 
 

Le pop-art n’était un réalisme qu’en apparence. Tout le glissement qu’il opérait de l’objet à
son image ne servait qu’à démontrer l’absence de l’objet dans l’image.
Toute image, même la plus apparemment réaliste, est un fantasme. C’est dans la ligne du
pop-art que Meynard a d’abord montré sa virtuosité de dessinateur. Il fallait le voir peindre
une moto, les innombrables bouteilles derrière le comptoir du bistrot, ou même en quatre
tableaux reconstituer le paysage d’une rue de la Butte Montmartre en une vue panoramique.
C’etait en 1975.

La précision dite photographique en peinture nous trouble et jadis déjà le trompe l’oeil créait
un fascinant malaise. Peut-être est-ce qu’il y a quelque chose de maniaque dans l’extrême
précision, une facon de remplir le tableau de détails pour que s’y perde le regard, et sans
doute aussi un désir un peu fou de ne rien laisser échapper d’une réalité qu’on ne peut
pourtant représenter que dans la mesure où on s’en retire.

 
 
L’année suivante, l’exposition de Meynard s’intitulait sans ambiguité « Pertes d’Identité » et
se référait clairement au trouble schizophrénique que le Petit Robert définit comme repli sur
soi, difficulté d’adaptation aux réalités extérieures » (c’est une litote). La solitude, l’angoisse,
le suicide y apparaissent comme conséquences d’une réalité délirante dont les images
avaient été au préalable données à la manière du pop-art (qui à sa manière, est peut-être
bien un délire). La manière du peintre s’adaptait à cette évolution de son sujet et sa facture
auparavant glacée (comme les photos peuvent se tirer sur papier glacé), sans perdre de sa
précision, se brouillait dans une sorte de nuée pointilliste, comme si la trop forte évidence
des choses ne pouvait plus être supportable qu’à travers un écran.
 
  Cette double dérive du sujet et de la manière, Meynard l’a continuée avec la «Série Noire»
qui compose une histoire mystérieuse où rien n’est vraiment dit mais où tout un ensemble
d’indices peut entraîner l’imagination sur bien des pistes. Antonioni, Hitchcock, Patricia
Highsmith, entre autres, en sont des références précises dont la compréhension n’est
pourtant pas nécessaire pour sentir la présence inquiète de cette peinture dont le ressort
est une angoisse mélancolique dans la solitude, avec cette impression qu’à chaque instant
quelque chose qu’on ignore est sur le point de se passer. Une ombre, un reflet sont là comme
signes d’une présence menaçante. L’autre vient de faire son apparition.
 
 

Le jeu, au sens du pari, ne va jamais sans angoisse, et ce que l’on risque de perdre, encore
plus que sa fortune, c’est soi-même. Vous souvenez-vous, dans ce film d’après Dostoievski,
de Louis Jouvet sortant dignement de la salle de jeu où il a tout perdu? - C’est déjà un
homme mort. Car ce n’est jamais contre un autre qu’on joue. C’est contre soi-même, contre
son double .Ainsi cet homme devant une machine à sous dont on devine qu’elle est à son
image. Ainsi notre joueur de flipper, dont le visage s’inscrit en triple reflet sur le bord brillant
de l’engin.

D’abord un certain vide du monde (parce que trop plein de choses). Ensuite la solitude. Puis
la sensation de l’autre. Enfin le double. Est-ce à dire que l’autre c’est le double et que le
double c’est l’autre? Ne cherchons pas à réduire cette ambiguité que Meynard figure dans
sa peinture, puisque c’est sur tout un jeu d’ambiguités qu’elle se fonde. Puisque ce qu’elle
figure c’est moins une réalité qu’un certain vertige dans cette réalité.

 
 

Un jeu de miroir qui dédouble l’image. Un jeu de prisme qui la morcelIe. La réalité serait
toujours bonne à dire si on pouvait la dire et l’effort que fait la peinture sinon pour la dire du
moins pour la montrer, se heurte à l’impossibilité de prendre la réalité pour son image (et
inversement), elle ne peut jamais être que l’expression d’une dérive par rapport à cette réalité,
d’un double mouvement vers et hors de cette réalité, vers et hors de soi-même. C’est
souvent par de simples déplacements qui suffisent à lézarder nos prétentieuses certitudes
qu’opère l’Ange du Bizarre par qui, selon Edgar Allan Poe qu’affectionne Meynard, toujours
arrive le scandale.

Gilles Plazy Paris - Mai 1979