Des styles, qui s’incarnent dans de vastes cycles, dans des séquences parfaitement identifiées, offrant à chaque étape une combinaison spécifique d’éléments formels et thématiques de l’image qui s’articulent, se déploient en fonction de l’époque, des courants de pensée correspondant, voire de l’air du temps. De fait Jean-Claude Meynard se confronte en permanence avec la représentation, dans sa complexité, ses entrelacs, ses rhizomes, ses incessantes hybridation. Ainsi l’hyperréalisme, perçu à l’origine tel un « défi » : A l’école américaine en tant que telle ? sans doute, à la représentation de la société des années 70 en voie de totale réification? certainement. Une confrontation avec le réel qui se collète avec la photographie, perçue comme simulacre, perpétuant mécaniquement et indéfiniment l’espace de la perspective euclidienne.
Dès l’origine, Jean-Claude Meynard ne reproduit pas mais interprète le réel, en jouant pleinement
« l’effet de réalité ». Tromper l’œil, le surprendre, par la multiplication des détails devenus autant d’éléments visuels, remettant en cause la hiérarchie des plans, en proposant à qui sait voir, la sensation d’une perception globale totalement identifiable et radicalement fausse. Un temps suspendu que l’œil captif appréhende avec jubilation et angoisse. Vision d’ensemble, vision fragmentée. Vertige du regard.
La virtuosité technique, le savoir-faire, l’habileté sont alors reconnus et encensés, pour autant cette « géométrie de l’excès » (un Mentir-vrai si l’on veut absolument lui accoler une référence littéraire) est prise pour ce qu’elle n’est pas, une évidence, un reflet fidèle, une tranche de vie policée et neutre, dont l’intérêt se confondrait avec l’efficacité mimétique. Un symptôme de la confusion généralisée entre l’art, la vie, le document. La peinture comprise telle une « fenêtre ouverte sur le monde », dressant un constat illusoire, un procès-verbal, de la réalité appréhendée comme une donnée immédiate. Une paralysie du regard qui peut-être témoigne des limites propres de l’hyperréalisme, « stases scopiques » 2, voyeurisme régressif. Ce « mal vu » (l’expression est de Jean-Claude Meynard), va le conduire à une peinture moins précise, moins identifiable dans laquelle l’évidence de l’image s’estompe. L’objectif reste le même : dialoguer, aiguiser les regards, fendre l’armure du visible pour saisir, au-delà des apparences, le réel dans sa complexité.
Rupture/cohérence, le parcours de Jean-Claude Meynard peut se lire comme une unité contradictoire en constante évolution où chaque innovation formelle se trouve implicitement ou explicitement contenue dans le cycle précédent. Le point nodal restant la représentation. « Je m’intéresse à la définition de l’image.3 » La représentation persiste et signe, au cœur de cette démarche, qui décline à l’infini la complexité du monde.
La succession des trois géométries fondamentales qui structurent rétrospectivement son œuvre prend ainsi la forme d’une spirale, un renouveau formel incessant intervenant à chaque fois à un niveau plus élevé, réfutant en pratique le mythe de l’éternel retour au profit d’une dialectique formelle. L’hyperréalisme, géométrie de l’excès, « le défi » des jeunes années, retrouve alors toute sa place et son sens par rapport aux deux « géométries fondamentales » qui vont suivre : les Grandes Séries de la Complexité (de 1975 à 1994) et la Géométrie Fractale. Dans la Géométrie des Enigmes, la facture procède d’un double mouvement évolutif et involutif, en se floutant, se difractant avec des effets de cadrage proches du plan cinématographique.
La lumière et elle seule, figure la présence humaine (Corps et Graphiques). L’anecdote s’épuise et disparaît. Pour autant, l’homme et son identité restent au cœur du propos. Sa silhouette persiste, présence induite, récurrente, éclatée, s’inscrivant pleinement dans la problématique fractale que Jean-Claude Meynard utilise désormais pour représenter la complexité du réel. « La géométrie fractale dispose d’un potentiel immense, elle me paraît la plus ouverte. Conjuguée au numérique, elle permet de mixer un réel, une nature (je préfère le mot nature à celui de réel), et de faire en sorte que les réseaux, les pixels, les touches de couleurs soient des composantes du sujet, du vivant, de l’œuvre. Le but étant, je le répète, d’ouvrir de nouvelles perspectives et de regarder le monde d’une manière non finie, non définitivement définie et de redonner des possibilités de composition et recom-position, donc de vie »4 Puzzle, Ecce homo, Identité et Méta…
La complexité comme principe directeur, l’expansion, la saturation, la volonté de rendre visible son architecture, sa structure, en deux dimensions, en relief ou en volume. Penser, traduire le chaos en ouvrant, dans tous les sens du terme, de nouvelles perspectives. A rebours, à contre-courant même, des années pop (Nouvelles Figurations, Salon de la Jeune Peinture) à une abstraction géométrique totalement repensée, dépoussiérée, renouvelée. D’autres peintres ont fait le chemin en sens inverse (Ray Johnson, Proweller…).
Ce va et vient, cet échange permanent, cet accent successif mis sur la forme et/ou le contenu démontre à quel point l’histoire de l’art du XXème siècle se décline dans l’entrelacs, l’interaction les mouvements de balancier. Jean Louis Ferrier ne parlait-il pas du cubisme comme un hyperréalisme ? « Possédant sa problématique propre, le cubisme n’est pas autre chose qu’un hyper-réalisme : s’il semble se détourner de la réalité, c’est de la réalité immédiate seulement, afin d’en percer mieux le secret.
A sa base, il pose le problème de la connaissance. Il est un réalisme réflexif qui ne se contente pas d’être mais pose simultanément la question de son être. »5 Représentation, encore et toujours, le réel, le symbolique…
Pour sa dernière pièce, Meynard s’empare du mythe de Babel pour l’insérer dans sa propre vision du monde. Il réinterprète l’architecture de Babel, « icône de la complexité », tour, sphère, cube à partir de silhouettes humaines solidaires, qui deviennent les signes d’une écriture en devenir perpétuel, l’humanité à nouveau unie par l’écriture. La géométrie fractale s’affirme comme une nouvelle dimension de l’homme. L’œuvre peut se visiter, non seulement in situ, mais presque in vivo.
Le spectateur circule à l’intérieur des formes et des structures.
Jean Claude Meynard conjugue ainsi l’immersion et la mise en distance. « Ce qui m’intéresse : faire un portrait du vivant. »6 Du portrait à l’autoportrait, en creux, en filigrane, en effet miroir…
« L’autoportrait n’a de sens que comme forme emblématique des portraits de chacun. »7 Meynard ou la fécondité du paradoxe. Dans son parcours, tout s’oppose et tout fait écho. Nier les étapes, les glissements progressifs, les césures de son travail au profit d’une cohérence forcée, insérer cette dynamique formelle et thématique dans un lit de Procuste confinerait à l’absurde. Pour autant, la confrontation des toiles hyperréalistes et des toiles fractales s’avère productive, de sens, d’émotion, de plaisir visuel. Les styles s’opposent et se complètent ici dans le même souci d’appréhension formelle de l’arborescence du réel.
La mise en perspective de cette œuvre réfléchie, assumée, permet d’en dégager la ligne directrice. Intrinsèquement l’œuvre de Jean Claude Meynard n’existe que par et pour la complexité. Sa chronologie et son évolution relèvent de la réplique, de séismes consécutifs de plus ou moins grandes intensités. Elle est dans son principe même et son devenir, cohérente, fragmentée, chaotique, totale, unique. Fractale !
ROBERT BONACCORSI - juin 2010
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