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LES FORMES DU RÉEL CHEZ JEAN-CLAUDE MEYNARD


Le parcours de Jean-Claude Meynard apparaît fondé sur une problématique connue,
celle d’un approfondissement des recherches de la peinture par la prise en compte des
formalisations visuelles du savoir scientifique. Autrement dit, il se veut l’héritier d’une révolution du langage pictural qui voit dans l’expérimentation scientifique les nouveaux signes
capables de traduire de la manière la plus sensible la réalité du monde contemporain.

C’est au milieu du XIX siècle que l’invention de la photographie, tout en multipliant les capacités du regard, allait produire la crise des mythes du positivisme dont faisait partie celui
d’une exactitude de la vision oculaire comme moyen de connaissance. C’est de cette crise
qu’est né le dialogue entre l’art et la science qui est à l’origine de la peinture moderne.

Les peintres s’appropriaient alors les modèles visuels de l’expérimentation scientifique, tels
que la théorie du contraste simultané de Chevreul, la transparence des corps de Röntgen, les
diagrammes linéaires de Mach, les surimpressions de Richet, les cyclogrammes de Gilbreth,
la répétition différenciée de Marey, pour donner corps à la nouvelle culture visuelle de la modernité. L’avant-garde historique autant que les néo-avant-gardes de la seconde moitié du siècle ont poursuivi, dans maintes directions, cette assimilation du visuel scientifique en fonction d’un nouvel alphabet de la peinture. Jean-Claude Meynard s’en sert pour exprimer le processus de création de la forme, le thème central de son oeuvre étant la difficulté de l’être à se poseren tant que tel, ou plutôt la tension dialectique qui lie constamment l’un au tout comme totalité.

 
  Dès ses premiers tableaux, au début des années 70, Jean-Claude Meynard interprète l’acuité
du regard qui faisait la poétique de l’hyperréalisme dans le sens d’une plus grande force
de saturation du visible. Dans les scènes urbaines ou sportives qu’il peint alors, l’ensemble
du tableau apparaît dépourvu d’une hiérarchisation compositionnelle ou d’un quelconque
centre focal. Construite par accumulation tabulaire et par juxtaposition de détails, l’image
ne se laisse appréhender que comme un fouillis de formes en lutte entre elles. Autrement
dit, la surabondance des éléments visuels provoque un effet nouveau qui remet en cause
nos habitudes perceptives telles quelles ont été fixées par la peinture de la Renaissance, à
savoir que l’immobilité de la représentation picturale équivaut toujours à une maîtrise du réel
représenté. En fait, il s’agit d’un effet visuel qui est vital et troublant à la fois puisqu’il nous
amène à une redécouverte tonifiante de la richesse du réel, mais aussi à nous confronter à
l’irréductibilité de cette luxuriance des formes et des objets qui nous entourent. La réalité est
quelque chose de multiple et de non maîtrisable, telle est la première approche du monde
que propose la peinture de Jean-Claude Meynard.
 
  Sa recherche obéit pourtant à une logique positive puisqu’il aspire aussitôt à surmonter cette fragmentation des apparences phénoménales du réel. Dans les tableaux du milieu des
années 70, tels que «Téléphone Public» ou «Vue sur l’Extérieur», en peignant des scènes
nocturnes, il s’interroge déjà sur la force unifiante de la lumière. La réalité toute entière tend
alors à devenir intersection de rayons lumineux, opalisation soudaine des ombres, croisement de reflets, papillonnement ou fourmillement des surfaces, transparences dévoilant la présence simultanée des corps et des objets. La réalité est multiple mais une. La force qui
la gouverne est la lumière, même si celle-ci apparaît encore dans une dimension purement
contextuelle et laïque. Il s’agit en effet de la lumière artificielle qui, en créant une respiration
intimiste de l’espace, en faisant surgir des univers de lueurs rayonnantes au milieu de la nuit,
soumet la matérialité du réel à une vibration blafarde et continue.
La phase suivante de la peinture de Jean-Claude Meynard, marquée par des tableaux où
l’espace tout entier est plongé dans le noir, voit l’accentuation du thème de la lumière dans
une dimension spirituelle. Les corps, les objets, les êtres semblent avoir leur luminescence
propre. Ils sont en fait la source d’une irradiation qui est synonyme de force vitale. C’est la
lumière qui fait l’individualité de la forme autant que son expansion virtuelle dans l’espace.
Le rayonnement des corps, l’action des effets de lumière dans la constitution d’une relation
spatiale ou émotionnelle, sont pourtant recréés comme dans des conditions de laboratoire,
c’est-à-dire en neutralisant la multiplicité du réel, en privilégiant un visage, un objet, une
forme. En d’autres mots, l’investigation ne porte plus tellement sur la réalité du monde des
objets, mais sur ce qui sous-tend celle-ci, sur cette réalité autre qui anime et élabore le
monde lui-même.

La découverte du thème de l’énergie à laquelle Jean-Claude Meynard devait fatale- ment venir, se situe au milieu des années 70, à une époque marquée par ailleurs par une forte croissance économique. Il explore alors les capacités d’analyse ou de synthèse de nouveaux signes non référentiels. Dans «Black Jack» il utilise ainsi la dynamographie de Mach tout comme, deux années plus tard, dans «The Hustler», il s’approprie, la répé- tition chronophotographique de Marey. D’un seul trait, il opère en même temps la disso- ciation de la forme par rapport à la couleur. En se conceptualisant, l’image tend à devenir abstraite. Il n’y est plus question d’une obse-
rvation du réel, mais de la possibilitéd’appréhender le dynamisme comme énergie en action, voire même de saisir le mouvement comme cinétisme en acte, en fonction d’un rendu de l’être comme devenir, cadence événementielle, épiphanie continuelle de vie et d’intensité. Un véritable vertige visuel semble alors menacer ce qui reste des phénomènes de la réalité. La matérialité du monde apparaît transcendée par le battement incessant de l’énergie qui l’habite.

  Peu après, Jean-Claude Meynard se libère de toute anecdote résiduelle, de toute accidentalité narrative, dans des toiles où de simples détails anthropomorphes d’un corps en action, parfois accompagnés de tracés linéaires tendus à l’extrême, traduisent le déploiement de l’énergie dans l’espace. La scène picturale elle-même, se situant sur un fond assombri et
en dehors de toute dimension perspective, s’affirme à la manière de certaines images de
l’écran électronique dont elle a l’immatérialité fictive et le caractère tout à la fois labile et péremptoire.
Les formes, peintes avec des effets semblables à l’aura luminescente du néon, ne vivent que dans une apparition fugace et diaphane. Chaque ligne s’étend suivie ou contrée par des halos lumineux et des sillages de couleurs. La gamme chromatique est artificielle, acide et criarde, mais ses dégradations et ses intensifications matérialisent les transmutations fusionnelles de l’énergie comme lumière. Le sujet de la peinture n’est rien d’autre que l’éclat même de l’être.
 
  Jean-Claude Meynard se laisse alors tenter par le mysticisme panthéiste. Au milieu des années 80, une oeuvre-pivot, «Les Muses», lui permet de basculer dans une autre phase de
recherche où, sortant en partie du graphisme dessiné des tableaux précédents, il revient d’un
coup à des détails plus réalistes. Il y introduit un schéma compositionnel en S en construisant
l’image sur une double spirale, c’est-à-dire sur le signe hautement symbolique du cycle
simultané de la vie et de la mort. L’évolution continue de l’être comme mouvement de croissance et de perte, d’élévation et de chute devient dès lors un nouveau thème de sa peinture.
Il entame ainsi une phase que l’on peut qualifier de maniériste à travers une série d’oeuvres
aux tourbillonnements vibrionnaires et aux rythmes linéaires exacerbés qui veulent saisir le
souffle cosmique de la vie au moment même où la disjunctio vocum va précipiter l’être dans
la chair, l’esprit dans la matière, la création dans les formes prosaïques de la réalité.
Célébrer le flux panthéiste de la vie signifie aussi problématiser la place du sujet au sein
de l’ordre cosmique. L’énergie comme absolu ne suppose rien d’autre que des centres de
gravité virtuels autour desquels la matière vient se condenser et se dissoudre, s’assembler
et se perdre. Cette houle qui, dans sa folie curviligne et dans sa spatialité élastique, se tord
sans cesse, se courbe soudainement, s’irradie en vagues déferlantes, s’échappe en spirales
infinies, laisse bientôt la place, vers la fin des années 80, à une interrogation sur l’homme
comme présence au sein de la continuité cyclique de la vie.
 
  Dans la série des «Corps et Âmes», Jean-Claude Meynard fait réapparaître la figure humaine
mais elle nest qu’une silhouette fugitive, une empreinte de couleur aussitôt engloutie par le vent cosmique de l’énergie.

Cette tentative de nommer ainsi la permanence de l’être sous sa mobilité, de désigner la présence du sujet au sein du changement continu de la vie, s’accompagne d’une cosmogonie
manichéenne. L’homme n’est en effet qu’une figure éphémère, double ou reflet, saisi dans
une situation ambiguë autant que précaire. Il est impossible de dire s’il est aussitôt happé
par le magma de la matière-énergie qui l’attire dans son gouffre, en le gommant de sa propre
surface, ou si en revanche il s’en libère par une force centrifuge qui lui permet d’accéder au
monde de la lumière. L’univers en tout cas est un espace partagé entre la clarté et le noir,
la lumière et les ombres.

L’enjeu de l’humain se construit sur une dialectique en tension constante. C’est à partir de
cette constatation que l’itinéraire de Jean-Claude Meynard semble se poursuivre sur une
note pessimiste.
 
  Au seuil des années 90, il ramène les formes à la surface du tableau en créant des entrelacs
fragmentés, semblables à des structures cellulaires. La disparition de la silhouette anthropo-
morphe donne lieu à des atomisations du champ visuel qui apparaît comme un miroir brisé.

Il retrouve les sinuosités ondulantes et continues de la ligne organique dans une série de
tableaux qui semblent superposer vision microscopique et vision macroscopique, l’infiniment
petit et l’infiniment grand de la vie en devenir. En déployant cette sorte de cartographie organique ou cosmique, Jean-Claude Meynard suspend son interrogation sur le surgissement de l’être au milieu des fluctuations de l’énergie vitale.
Après avoir célébré l’énergie qui dominait le monde des années 70, il cherche à présent à
restituer l’effacement de l’individu dans l’époque contemporaine. Un effacement qui va de
paire avec la toute puissance qu’il s’est donnée : les moyens technologiques par lesquels il
a assis son emprise sur le monde semblent être passés du statut de pouvoir délégué à celui
de puissance autonome de sorte que l’homme s’en trouve lui-même déchu.
La problématique inhérente au paradoxe d’une centralité qui est en même temps une absence de l’humain est au coeur du travail actuel de Jean-Claude Meynard. Ses derniers tableaux, qui ont la structuration d’un patchwork ou d’une mosaïque murale, posent la question de la forme comme accident de la matière.
 
  Déterminé par une sorte de morphologie moléculaire, l’espace est complètement saturé par
des fragments emboîtés qui deviennent interchangeables et mouvants sous le regard. Ainsi,
celui-ci est d’abord piégé par la texture de cette matière fractionnée et pourtant continue qui
se déploie comme un tissu cellulaire. L’oeil voit ensuite émerger peu à peu, au centre de la
composition, une forme humaine qui est intimement et organiquement prise dans les multiples
facettes de la surface picturale. La lecture du tableau se fait en somme par le temps
nécessaire à une prise de conscience de la mutabilité des formes.
L’être n’est que virtualité, son apparition ne correspond qu’à un travail d’activation niant
l’opacité et l’inertie de la matière.
La dernière phase de la peinture de Meynard joue ainsi sur de multiples références.
En présentant l’image comme un rébus visuel dont le décodage apparaît ludique et métaphysique à la fois, il fait appel à la longue tradition des peintres de l’illusion optique, d’Arcimboldo à Escher. En donnant à ses tableaux l’aspect précieux de compositions tonales aux rythmes purement graphiques, il semble en revanche s’approprier l’expressivité visuelle d’autres cultures, depuis les contrastes bleutés de la mosaïque persane jusqu’aux accords de terre de l’artisanat africain. D’autres sources pourraient également être évoquées : les images fractales, les papiers collés de Matisse, le brouillage des formes du cubisme, les texturologies de Dubuffet, le géométrisme byzantin de Klimt, entre autres. Il s’agit toujours de donner corps à la continuité de la matière qui met en échec le contour, d’exprimer la totalité qui relativise l’individualité au sein de la pérennité proliférante du monde.
 
  Chez Jean-Claude Meynard la peinture se fait puzzle avant tout parce que la matière est
une énigme face à la vie. Le tableau se donne comme surface ayant la connotation d’une
étendue potentiellement infinie puisque la composition naît d’un remplissage du plan qui se
développe méthodiquement, sans ruptures ou transitions par rapport à son propre système.
Les contrastes reviennent par alternances et répétitions, les particules minimales s’intégrant
l’une à l’autre au-delà de toute orientation gravitationnelle ou autre de la structure graphique.

Au sein de ce qui apparaît comme une sorte d’ordre primordial du monde, le signe de l’humain,
ce qui fait l’image, ne peut s’objectiver que comme travail du sens. Le défi que le tableau impose
au regard concerne la disparition du sujet en peinture autant que l’absence de l’homme dans le monde moderne. Et c’est un défi qui tient tout à la fois de l’opération ludique et du questionnement ontologique. Le sujet se dérobe, mimétisé au milieu d’un espace morcelé qui vibre sans cesse, tout comme la présence de l’humain apparaît suspendue à jamais au sein de l’époque contemporaine. Une esthétique du trouble, celui-ci étant visuel et intellectuel à la fois, se met en place par la mise en abyme de la forme humaine ou plutôt dela silhouette anthropomorphe, le signe le plus ancien
de l’art.
 
  Abstraite et figurative à la fois, l’oeuvre vit dans une dimension temporelle qui la situe entre
dynamisme et éternité. Capter l’image revient en effet à saisir, l’espace d’un instant, le reflet
d’une centralité humaine aujourd’hui perdue mais toujours sous-jacente et qu’il convient de
reconvoquer. Même si le processus aléatoire de la formativité de la forme ne peut jamais
échapper à la fatalité d’une imbrication avec le tout. Forme éphémère, apparition accidentelle
et fugace, l’épiphanie de l’être nécessite un travail sans cesse recommencé. La tentative
de «hisser la précarité au rang de vision», selon les mots de Cioran, est pour Jean-Claude
Meynard la seule véritable tâche que puisse aujourd’hui se donner la peinture.



Giovanni Lista, mars 1994